Révision, vingt-deux ans après, d'une œuvre clé du répertoire électroacoustique
Le musicien " concret ", celui qui travaille sur des sons enregistrés, stockés, puis coupés-collés, a d'évidentes parentés avec le cinéaste. Compositeur " concret " (le premier à l'avoir été avec Pierre Schaeffer), Pierre Henry a travaillé pour le cinéma (musiques pour Grémillon, pour la publicité et, tout récemment, pour Berlin, symphonie d'une grande ville, de Walter Ruttmann (1). Il est un assidu des salles obscures : de Bresson à Spielberg, l'image montée l'inspire.
C'est peut-être pour cela que Pierre Henry offre aujourd'hui, sur le modèle des " versions longues " du Grand bleu ou de Lawrence d'Arabie, la " version grande " d'une de ses œuvres anciennes, cette Apocalypse de Jean dont la gestation commença dès 1960, dont la création, lors d'une soirée-marathon, reste inscrite dans les souvenirs de 1968, dont la version originale a été fixée sur disques numériques (2), et dont la version définitive a été créée le 18 décembre à l'Auditorium des Halles, commande du Festival d'art sacré.
Un saut qualitatif
La ressemblance avec le cinéma s'arrête là. Car cette " grande" Apocalypse n'a pas été fabriquée avec des chutes recyclées ; elle n'a rien d'un travail de restauration ; c'est bien de révision qu'il s'agit : les séquences ajoutées _ certain Passage de grenouilles particulièrement coassant ; un beau portrait sonore de Jérusalem _ ont été composées cette année. Toute la fin du récit biblique, à partir de l'Agneau, a d'autre part été remaniée. Les visions horrifiées, pétrifiées, grotesques, grinçantes, qui autrefois dominaient dans l'Apocalypse, se trouvent ainsi contrebalancées désormais par l'espoir de tendresse et de vie que constitue l'ultime Fleuve d'eau vive. Dans son minutage global, l’œuvre reste inchangée.
Par son nouveau dispositif scénique, elle subit néanmoins un saut qualitatif. La prophétie de Jean est mise, maintenant comme autrefois, dans la bouche d'un récitant. Mais, entièrement enregistrée dans la version de 1968, la voix de Jean Négroni avait alors deux fonctions. D'une part, elle énumérait, sur le ton de la narration, le titre des séquences, la nature des fléaux promis par le prophète ; nimbée d'écho, amplifiée, mêlée aux sons concrets, elle servait d'autre part d'élément dramatique en soi, de parole musicalisée.
La « grande » Apocalypse en rajoute de ce côté. Elle fait s'affronter le Négroni enregistré il y a vingt-deux ans et le Négroni d'aujourd'hui, en scène, mêlant au micro sa voix de récitant survivant à ses voix enregistrées d'antan. Changés en monstrueuses marionnettes, sous les voiles noirs des Bread and Puppett, les haut-parleurs participent à leur façon - immobile, mais pas muette - à cette théâtralisation.
Monstrueuses marionnettes
La Grande, l'Apocalypse impose donc désormais ses lumières, ses images, son personnage principal. On pouvait la préférer «petite» : pure musique, théâtre pour l'esprit. Moins grandiloquente, moins équilibrée, moins spectaculaire, moins écrasée par la présence du verbe.
Rappelons que le musicien s'était amusé, dans un Livre des morts égyptien, créé l'an dernier, à composer « à l'ancienne» sur du matériel ultramoderne. Réalisé dans les studios de !'IRCAM, enregistré dans la foulée en toute fidélité numérique, disponible désormais sur CD (3), ce Livre magnifique pourrait être l'accompagnement désigné pour l'exposition « Mémoire d’Égypte » présentée actuellement à la Bibliothèque nationale ( dont le fond sonore laisse à désirer). Distribuée en sept «moments», l’œuvre reflète parfaitement, dans une accumulation de sons machiniques et industriels, le passage par étapes forcées de la mort à la vie éternelle, tel qu'on le voit représenté sur les papyrus. Pierre Henry s'y souvient opportunément de son lointain passé de percussionniste, des rythmes jazzés qu'il aimait dans les années 50, du piano préparé sur lequel il improvisait : d'un passé en partie antérieur à ses premières productions de musicien concret (4).
ANNE REY
(1) On reverra ce film muet de 1927, assorti de sa musique originale pour deux pianos et deux percussions (signée Edmund Meisel) les 30 et 31 janvier à !'Auditorium du Louvre, dans le cadre d'une série « Cinéma muet en concert».
(2) L 'Apocalypse de Jean, version originale : deux disques compacts Philips.
(3) Le Livre des morts égyptien : un CD Mantra-Votre musique.
(4) A paraître en janvier : Mes années50, soit les œuvres composées de l'après-guerre à 1960, aux trois quarts inédites (trois CD Mantra-Votre musique).
Date 1990
Collection Textes