Pierre Henry

Éléments de biographie

Pierre Henry
Démiurge des temps modernes

par Franck Mallet

 

À l’orée des années cinquante, Pierre Henry invente la « musique concrète » avec son aîné Pierre Schaeffer. La musique ne s’écrit plus avec des notes sur une partition, mais à partir des sons et des bruits de notre environnement – collectés, montés et transformés grâce à la machine. Les moyens sont rudimentaires, mais l’imagination déborde jusqu’à soulever le couvercle de la marmite des Modernes.

Dans l’après-guerre, quand certains tentent d’enfiler la panoplie modèle du parfait petit dodécaphoniste, tandis que d’autres, nostalgiques, s’accrochent à un romantisme faisandé, Pierre Henry, d’abord au Studio d’Essai de la Radiodiffusion française puis seul contre tous, défend le suprématisme des objets manipulés. Très tôt frappé par cette phrase de Victor Hugo issue de Faits et croyances : « Tout bruit écouté longtemps devient une voix », il lance : « Les bruits n’existent pas, il n’y a que des sons. » Avant même de rencontrer Messiaen, qui fut son professeur, il voit dans la nature une source de rituels.

C’est ainsi qu’enfant, il crée toute une lutherie constituée de faux pianos et de timbales bricolées : « des bidules qui sonnaient ». Hanté par les sons, il les isole pour les transformer et les soupèse afin d’en jauger la valeur. Au sortir du Conservatoire, Pierre Henry est devenu pianiste et percussionniste, mais aussi compositeur.

Alors qu’il est musicien d’orchestre au sein de plusieurs formations entre 1947 et 1949, le chef d’orchestre André Girard le prend sous son aile et l’engage comme pianiste et percussionniste pour des enregistrements en studio de musiques de films – un premier contact avec le cinéma !

Le jeune homme apprécie que les objets lui résistent, il aime tester leur résistance et leur complexité : « Vouloir dépasser l’orchestre, trouver de nouvelles sonorités, ce n’était pas une idée nouvelle. Or, chez moi, ce n’est pas passé par l’instrument, mais par l’imagination, par une description mentale des sons. »

 

 

Le Studio d’Essai de la RTF

Au Studio d’Essai de la RTF qu’il a rejoint en 1949, il devient le chef de travaux du Groupe de Recherche de Musique Concrète (GRMC) deux ans plus tard. L’utilisation du sillon fermé – ce fragment d’un 78 tours rayé, répété en boucle et détaché de son contexte – devient une source sonore inédite et démultiplie son intérêt pour le montage et le mélange.

Ajouté à des effets de réverbération, l’objet sonore se façonne peu à peu, et scelle les bases de la musique concrète — ce sont, dans les années 1950, l’œuvre fondatrice Symphonie pour un homme seul cosignée avec Schaeffer, le Concerto des Ambiguïtés, la Musique sans Titre, Orphée 53 et Haut-Voltage. En magicien des lois chimiques, le voici penché au-dessus de la matière, explorant son instrument, le piano, préparant de nouveaux sons qu’il filtre au travers de machines aux noms fabuleux comme le « phonogène » – qui permet d’agir sur la vitesse d’une bande magnétique.

Ailleurs, en pleine démonstration de diffusion spatiale, il est entouré d’anneaux futuristes suspendus au plafond ou de cercles de métal posés au sol (des micros, des hauts parleurs ?), en pleine démonstration de diffusion spatiale. Au-delà du phénomène scientifique, il y a de la prestidigitation et, ô joie, de la supercherie dans ce geste artisanal.

Son cortège féerique nous illusionne et nous entraîne dans un art de la bricole qui n’a d’égal que les montages visuels de Max Ernst — qui s’y connaissait lui aussi dans l’art du collage, de la transformation et des rapprochements les plus inopinés !

Telle la main souvent présente dans l’œuvre d’Ernst, celle, experte, du percussionniste devenu compositeur manipule et expérimente : « Félix Passeronne, mon professeur au Conservatoire, m’a appris le toucher, le geste qui donne un frémissement ou un coup de tonnerre. Tous ces gestes reviennent dans mes prises de sons. »

 

Béjart et le théâtre en mouvement

En 1954, c’est la rencontre avec Maurice Béjart. Grâce à lui, il se libère de l’écriture musicale, ne s’enferme pas dans le son concret : « De ma relation avec Béjart, j’ai retiré une sorte d’instinct d’homme de scène, jusqu’à concevoir l’éclairage dans ses moindres détails. Au fond, à partir des années 1970, son sens du théâtre a investi tous mes concerts. »

Le théâtre, jusqu’ici embryonnaire dans son geste sonore, se développe jusqu’à créer sa propre dramaturgie. À la polyphonie du corps des danseurs répond celle de la musique ; c’est un théâtre en mouvement, un rituel qui secrète sa propre forme, détermine une action. Le tandem enchaîne un nombre impressionnant de spectacles — plus d’une quinzaine, de Batterie fugace en 1950 à Tokyo 2002, en 2006. Entre-temps, citons Symphonie pour un homme seul (1955), Haut-Voltage (1956), Orphée Ballet (1958), Variations pour une porte et un soupir (1963) — entré au répertoire de l’Opéra de Paris en 2006 —, La Reine verte (1963) et, bien sûr, l’ébouriffante Messe pour le temps présent, créée en Avignon en 1967.

En 1971, Mouvement-Rythme-Étude, qui rassemble tous les protocoles de la danse, devient chez Béjart le ballet Nijinski Clown de Dieu. L’association Pierre Henry-Maurice Béjart est un gage de qualité et même de succès — ce qui ne manque pas de soulever des critiques. Le doute s’installe dans les esprits chagrins : « Comment un artiste ose-t-il gagner de l’argent ? ».

Pierre Henry n’a que faire de ces accusations : à ce prix se conquiert pour lui la liberté de penser. Comble du sacrilège, ses Jerks électroniques de la Messe sortis en 45 tours en 1968 sont classés au hit-parade. Le milieu étroit de la musique contemporaine ne le lui pardonnera jamais…

 

Le studio Apsome

Exclu de la RTF à la suite d’importants désaccords en 1958, donc privé de sa sonothèque, il doit repartir de zéro avec le peu de matériel dont il dispose, qu’il installe… chez ses parents : Pierre Henry, pionnier du « home studio » !

En visite chez Barclay et Decca, constatant la supériorité technique des matériels d’enregistrement sur ceux de la Radio, il fonde à 31 ans avec son ami Jean Baronnet son propre studio Apsome, rue Cardinet à Paris – premier studio privé de musique électroacoustique en Europe autofinancé.

Il y réalise d’innombrables « travaux alimentaires » – Ah, cette gaine Scandale en 1958 ! –, afin d’équiper son studio tout en s’attelant à des œuvres majeures comme Le Voyage (1962) et Variations pour une porte et un soupir (1963).

 

Rencontres…

Novateur radical, après avoir créé plusieurs « tubes » qui marqueront leur époque — Symphonie pour un homme seul et Messe pour le temps présent —, il ne s’arrête pas en si bon chemin et étend son activité au gré de collaborations nouvelles, toujours fructueuses, avec des plasticiens, des chorégraphes, des cinéastes ou des documentaristes, quand il n’est pas sollicité par la publicité…

Au hasard des rencontres, le poète Henri Michaux lui fait découvrir un disque de musique japonaise. Aussitôt, il en fait réaliser des sillons fermés, ces boucles qu’il échantillonne et utilisera régulièrement dans ses fresques sonores, de Musique sans titre (1950) jusqu’à Voyage initiatique (2005). Au contact des cinéastes, il façonne de nouvelles partitions, quand celles-ci ne puisent pas directement dans son catalogue : Aube de Jean-Claude Sée (1950), Astrologie de Jean Grémillon (1953), Maléfices d’Henri Decoin (1962) – son premier 45 tours ! – Les Assassins de l’ordre de Marcel Carné (1971) ou Au-delà du réel de Ken Russell (1980).

On trouve chez Pierre Henry d’extraordinaires correspondances avec les plasticiens, notamment ceux du Nouveau Réalisme, comme cette Symphonie Monoton n°2 (ou Monochromie) offerte en cadeau de mariage à Rotraut et Yves Klein, en 1962 — hommage à l’inventeur du monochrome en peinture, un seul son étiré sur une heure et dix-huit minutes. Ailleurs, le foisonnement de ses couleurs trouve un écho dans la peinture de Georges Mathieu et son art de la répétition s’entremêle aux œuvres d’Arman, à qui sont dédiées les Variations pour une porte et un soupir. Pierre Henry se lie d’amitié avec Raymond Hains et François Dufrêne : l’art de la performance des Nouveaux Réalistes est en adéquation avec ses rituels sonores.

Il collabore même avec Dufrêne, dont les antécédents lettristes et le goût pour les calembours favorisent sa créativité. La voix caractéristique du poète et le jeu de ses « cri-rythmes » traversent l’univers fantastique de plusieurs pièces des années soixante : les Souffles I et II du Voyage, La Noire à Soixante (1961), Granulométrie (1967) et Fragments pour Artaud (1970) – et bien au-delà.

 

Cinéma

Du côté des documentaristes, Pierre Henry est en symbiose avec l’univers de Painlevé. Dans Les Amours de la pieuvre (1965), sa musique crée un commentaire, une dramaturgie, et frappe d’obsolescence ces partitions d’orchestre emphatiques qui, jusque-là, parasitaient les documentaires. Expérimentateur invétéré, il improvise des sons à partir de ses propres ondes cérébrales grâce au «corticalart », système électronique inventé par Roger Lafosse en 1971.

Le cinéma muet, celui des années 20, stimule également son imagination : il faut réécouter les sons façonnés pour Berlin, symphonie d’une grande ville de Walter Ruttmann (1927) ou pour l’Homme à la caméra de Dziga Vertov (1928). Dans cette orgie de bruits domptés et synchronisés avec l’image sur grand écran, le compositeur est en osmose avec la musicalité naturelle de la technique cinématographique, entre surimpression, superposition, accélération et ralenti.

Il y réinvestit certes une avant-garde historiquement datée, mais son geste sonore retrouve, soixante-dix ans plus tard, la ferveur première, l’invention, et ce goût formidable pour l’expérimentation du cinéma naissant.

 

Psychérocksessions

Dès le milieu des années 1960, la réputation de Pierre Henry franchit les frontières. Mojo, le fameux magazine de rock anglais, n’affirmait-il pas en 2001 que l’histoire de la musique au XXe siècle en aurait été bouleversée si, en 1966, les Beatles avaient collaboré avec Pierre Henry, comme Paul McCartney en avait l’intention ? Tels d’autres musiciens de rock, celui-ci avait été impressionné par l’enregistrement de Variations pour une porte et un soupir, publié dans la collection « Prospective 21e siècle ».

Outre les Beatles, qui restèrent en studio plus de quatre mois pour graver leur célèbre album Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band (1967) en utilisant des moyens similaires à ceux de la musique concrète (montage, mixage, effets de timbres, réenregistrement, sillon fermé…), on serait surpris par le nombre d’artistes ou de groupes de musique pop qui furent profondément influencés par la musique de Pierre Henry, de Soft Machine à Gong et de Frank Zappa à Jimi Hendrix…

De même, le psychédélique Pink Floyd ne pouvait ignorer La Reine verte (1963) lorsqu’il enregistra Ummagumma en 1969 et deux ans plus tard « Echoes » sur l’album Meddle. Et, de la pop à la techno, il faut faire un bond de dix ans pour que les plus jeunes le redécouvrent et le sacrent pape de l’électro.

Un peu gêné et même agacé de constater que les Jerks électroniques de sa Messe, cosignés avec Michel Colombier, continuent à vivre sans lui, tout d’abord piratés, liftés et transformés sauvagement par les DJ’s, il observe finalement ce phénomène avec philosophie.

Psyché Rock fait de nouveau le tour du monde, revu par Fatboy Slim, William Orbit, Coldcut et d’autres — qui lui rendent hommage avec l’album Métamorphose (1997), suivi de Psychérocksessions (2000), aujourd’hui réédité en vinyles. Trente après la Messe, la boucle est bouclée : Pierre Henry se prête au jeu et « repasse une couche » sur ses propres remix et celui de William Orbit, pour une nouvelle Fantaisie Messe pour le temps présent (1967/1997).

 

« La Maison de sons, Pierre Henry chez lui »

Pas plus qu’il n’est le musicien d’une époque, Pierre Henry n’est un compositeur de « musique contemporaine », au sens quelque peu restrictif du terme. Sinon, quel autre compositeur aurait eu l’idée d’inviter les auditeurs à découvrir ses œuvres chez lui, en amis, dans sa maison ? Conçue comme une immense tour de Babel où sont archivés des milliers de sons, l’adresse dans le 12e arrondissement de Paris, son studio Son/Ré, créé en 1982, est soutenu par le ministère de la Culture et la ville de Paris, puis par la Sacem.

C’est là, dans cette « Maison de sons », d’abord à l’initiative du Festival d’Automne, puis sous l’égide des Spectacles vivants du Centre Pompidou, que se pressent régulièrement les plus fidèles, au nombre de soixante, chaque soir. Du sous-sol au 2ème étage, de la cuisine à la chambre à coucher en passant par les bibliothèques, l’auditeur pénètre au cœur du son Pierre Henry, d’autant que les peintures concrètes du musicien aux murs rappellent que son esprit vagabonde aussi bien à travers l’histoire des instruments et des machines qu’à travers sa musique – modulée à partir de sa console et spatialisée dans toute la maison grâce à l’installation de près de quatre-vingt haut-parleurs.

En 1996, les portes s’ouvrent durant six semaines pour la première d’Intérieur/Extérieur ; lui succéderont Dracula en 2002 et Voyage initiatique, trois ans plus tard. Le festival Paris Quartier d'été prendra le relais en 1998, puis en 2008, encore en 2009, avec Dieu, où il retrouve le comédien Jean-Paul Farré qui déambule d’une pièce à l’autre, et enfin en 2010.

À ses côtés, ses proches travaillent dans l’ombre ; ce sont eux qui, parfois depuis près de quarante ans, veillent au bon déroulement de la soirée et l’assistent dans ses déplacements pour l’organisation, la technique et la diffusion : Isabelle Warnier, Bernadette Mangin et Étienne Bultingaire.

 

Concerts et événements

Maître du happening, Pierre Henry renouvelle les conditions de l’écoute, « chez lui », comme quarante ans plus tôt, en 1967, lors d’un « concert couché » au Sigma de Bordeaux, ou à l’occasion de ce concert marathon de vingt-six heures donné l’année suivante, à Paris, à l’invitation de Maurice Fleuret.

L’Olympia réservé aux musiques populaires ? Non, en compagnie du groupe de rock Spooky Tooth et des « cinéformes » psychédéliques de Thierry Vincens, il participe à un spectacle total avec Ceremony (1969). Trois ans plus tard, en maître loyal « des sons animés » sur la piste du Cirque d’Hiver à Paris, il donne en création une Deuxième symphonie électronique (1972) et investit l’année d’après la scène de l’Opéra de Hambourg pour le spectacle « spatio-lumino-dynamique et cybernétique » Kyldex, cosigné avec le plasticien Nicolas Schöffer et le chorégraphe Alwin Nikolaïs (1973).

Les projets de grande envergure se multiplient, tels Futuristie, hommage au futuriste italien Luigi Russolo, composé pour l’inauguration de la nouvelle salle du Théâtre national de Chaillot, à Paris en 1975, ou encore, pour la Salle Favart (Paris), Les Noces Chymiques, « rituel féerique » d’après le récit alchimique du XVIIème siècle de Jehan Valentin Andreae (1980).

En 1982, il adapte avec l’écrivain François Weyergans le Paradis perdu de John Milton qu’il donne dans les jardins du musée de la Chaussure à Romans-sur-Isère. Un vinyle suivra, dans une version cosignée avec Gilbert Artman et le groupe Urban Sax : Paradise Lost (Philips) – encore un « collector » !

Arpentant de vastes espaces à ciel ouvert, il y dispose une myriade de haut-parleurs. En 2000, pour le 20e Festival international de piano de La Roque d’Anthéron, les Carrières de Rognes sont investies pour un Concerto sans orchestre avec le soliste Nicholas Angelich. Liszt est à l’ordre du jour, son piano raréfié, dépouillé et mélancolique de la dernière période, en miroir à la profondeur et au vertige aquatique d’une déploration électro.

En juillet 2007, Utopia, nouvelle création pour un lieu exceptionnel, la Saline royale d’Arc-et-Senans, construite à la fin du XVIIIe siècle par le visionnaire Claude-Nicolas Ledoux.

Pierre Henry n’avait jamais touché d’aussi près l’architecture d’un lieu, avec ses sonorités de pierre, de bois ou de métal qui s’entrechoquent et fusionnent. La lumière est le troisième personnage de cette architecture abstraite qui suggère Piranèse ; elle glisse le long des pierres, jette un regard sur une surface, et tourbillonne entre les solives. La terre se soulève et exhale ses résonances graves.

Nature, encore et toujours, avec Histoire naturelle ou les roues de la terre, réponse probable à l’Apocalypse jouée dans les espaces les plus divers, depuis sa création à la Maison de la Radio en 1997, jusqu’au site grandiose de verre et béton de l’esplanade de La Défense, en août 2007, en passant par le planétarium de la Cité des Sciences à Paris et au Festival d’Avignon. Captée sur disque, cette Histoire naturelle écologique reflétait l’intérêt du compositeur pour « les sons terriens et les voix venues du monde entier ».

Le compositeur sait être aussi être l’instigateur de gigantesques manifestations inspirées de raves techno, comme ce Tam-Tam du merveilleux sur la piazza du Centre Pompidou, en 2000. Près de 4000 personnes étaient venues braver la pluie diluvienne, jeunes et moins jeunes. Casquette sur le front, Pierre Henry, tel un capitaine au plus fort de la tempête, mène une lutte sans merci contre les éléments. Sourire en coin, il fait face. On soulève les plastiques qui protègent les haut-parleurs et, du cœur de la piazza, il mixe en direct une nouvelle symphonie de rythmes ; la tempête est vaincue, le soleil fait son apparition…

Faisant suite à Tam-Tam, Pulsations renoue avec ses rythmes caractéristiques. Pierre Henry brouille à l’envi ses sources tout en s’amusant à se pasticher lui-même, en illusionniste malicieux… Ce miaulement, est-ce les vocalises d’une célèbre chanteuse aztèque ? Cette cataracte, un fleuve impétueux ou un filet d’eau coulant d’un robinet ? Ce raclement sort-il des entrailles de la Terre ou est-ce la porte d’un vieux buffet ? Et ces cris — des enfants jouant près de la maison ?

Après tout, n’a-t-il pas, à leur âge, observé à la loupe et capté des cris d’animaux grâce à de rudimentaires micros-contact ? Et cette nouvelle mouture, encore plus pétaradante, psychédélique et sexuée, n’évoque-t-elle pas la disco robotique caoutchoutée de Giorgio Moroder ?

 

Grandiose et délirante Dixième Remix

En toute logique, cet aventurier du son, précurseur du remix, ne pouvait que s’atteler à… réinterpréter ses propres œuvres ! Après Messe pour le temps présent, il reprend sa Dixième Symphonie de Beethoven de 1979, créée au studio de la Beethovenhalle, à Bonn, la donnant dans une nouvelle version, à Paris, Salle Pleyel, neuf ans plus tard. L’œuvre choque le public traditionnel de la musique classique, imperméable à ce Beethoven puissance 10…

Une décennie plus tard, il remanie encore sa partition, l’enrichissant de rythmes actuels : « Une rythmicité plus rapide, avec des battements, des transes électroniques, des scintillements déphasés, des mouvances de filtres, des ajouts de fréquences, des doublages de réverbération. » Cette fois, le succès de cette Dixième Remix est impressionnant et le résultat à la hauteur du modèle, grandiose et délirant. Or, Pierre Henry avait déjà utilisé la musique de ses confrères dits « classiques » : Schubertnotizen, à l’occasion du bicentenaire de la naissance du Viennois, s’amusait ainsi d’une schubertiade entre Ravel, Debussy et Saint-Saëns, sous la forme de Phrases de quatuor (1994).

Depuis, il vampirise en toute amitié quelques glorieux ancêtres : Liszt avec Concerto sans orchestre (2000), Debussy avec Par les grèves (2002), Wagner avec Dracula (2002), ou la Renaissance italienne avec un beau Carnet de Venise pour la Folle Journée de Nantes, en 2002. Trois ans plus tard, cette fois à Amiens, le centenaire de la mort de Jules Verne lui suggère Comme une symphonie, envoi à Jules Verne, l’une de ses compositions les plus fantastiques où, après Beethoven, il dissèque, répète en boucle et remonte des fragments des neuf symphonies pour « une action musicale » capable d’évoquer les voyages extraordinaires et la course insensée autour du globe des personnages de Jules Verne.

Un habit de lumière dont les plis créent autant d’espaces convexes et de reflets convulsifs d’une machine à explorer le temps où Pierre Henry associe le temps musical du symphoniste Bruckner au temps historique, scientifique et prémonitoire du romancier.

La même année, pour la Cité de la musique (Paris), il propose avec Orphée dévoilé une ultime relecture d’une de ses œuvres les plus bigarrées – et « pierre d’achoppement » de sa collaboration avec Pierre Schaeffer entre 1951 et 1953, qu’encadrent Voile(s) d’Orphée I et II (1953).

 

Bach, version « space opéra » avec L’Art de la fugue odyssée

Nouvelle étape de ce grand « space opera » : Bach, aspiré, comprimé et revisité dans un Art de la fugue odyssée, créé à l’église Saint-Eustache en ouverture au cycle de sept concerts « Œuvres de Liturgie » au cours de l’été 2011.

Les tendres mélodies du hautbois, instrument privilégié du Cantor, mais également les phrases de l’orchestre, de l’orgue et de la musique pour claviers s’enroulent en un contrepoint virtuose, comme le mouvement des derviches tourneurs.

Pierre Henry emprunte à Tim Burton le redoutable pistolet pneumatique de Mars Attacks ! et le pointe sur Bach. Sous haute pression, le voilà pompé, brimbalé et fuselé comme un gaz hilarant rejeté dans l’atmosphère. Bach aéroélectronique ?

 

Paroxysmes ou l’« Afrique fantôme » des Roussel, Michaux et Leiris

Paroxysmes en 2012 retrouve l’« Afrique fantôme » des Raymond Roussel, Henri Michaux et Michel Leiris, qui inspirait sept ans plus tôt le compositeur pour son Voyage initiatique (« Pierre Henry chez lui 3 »). L’œuvre a été créée en Tasmanie en janvier 2012 dans des conditions bien particulières, car depuis son domicile parisien du 12e arrondissement, Pierre Henry était relié en duplex par l’image au festival Mona Foma, à Hobart.

Amateur de longue date du Français, Brian Ritchie, ex-bassiste du groupe Violent Femmes et directeur artistique du festival, lui offrait à nouveau (à la suite d’Intérieur/Extérieur), quelques sons : ceux tirés d’un shakuhachi, une flûte japonaise. Chant tribal détourné, mêlé à des séquences de phonèmes lettristes et interrompu par le tintement de la sanza : le tout est plongé dans une matière organique en fusion. Bois flotté, l’esprit dérive et se laisse envahir par les images – douce possession entre deux mondes…

 

Le fil de la vie, « Livre du commencement et de la fin »

Dernier coup de théâtre ou nouvelle étape ? La recherche d’une paix intérieure que dénoue Le Fil de la vie (2012) se place sous les auspices d’oiseaux moqueurs. Du gazouillis au chuintement, l’espace naturel verse bientôt dans un univers mécanique, entraîné par le mouvement inéluctable d’une roue. C’est clairement celles d’un vélo puis d’une auto, mais quelle ombre étrange s’en dégage, ruisselante et menaçante, celle de la « charrette fantôme » qui ramasse les âmes des défunts, dans un cliquetis d’os ballants ?

Entouré de fumeroles, le son est comme étouffé, emmitouflé dans la flûte japonaise de Brian Ritchie, et ballotté par le gong sépulcral de ces clôtures australiennes frappées par Jon Rose et Hollis Taylor. Dans cette nuit d’encre s’éveille le troisième œil de la conscience : une voix comateuse étire les mots d’une parole incompréhensible : « Un carillon dans la tête, un mantra choral, la vie… » Immense tambour dont les timbres ricochent sur la pensée, Le Fil de la vie est une lanterne des morts dont le vocabulaire mystérieux dérive du rituel minéral et magique de compositions phares des années 1970, Gymkhana, Mouvement-Rythme-Étude et Pierres réfléchies.

Jamais chez Pierre Henry son passé de percussionniste n’aura été aussi présent, dans cet enchantement du métal et de la pierre. Un maelstrom organique comparable à celui d’Histoire naturelle, où résonnent les musiques des terres les plus lointaines, de l'Afrique à l'Extrême-Orient : le syncrétisme d’un monde à la fois humain, animal, végétal et minéral : « C’est le Livre du commencement et de la fin », le palpitant futur antérieur d’un démiurge des temps modernes.

 

Messe pour le temps, Grand Remix

Infatigable, le revoici quatre ans plus tard penché sur sa console pour Continuo, une commande de la Cité de la musique-Philharmonie de Paris, où il déroule de nouveaux fils, ceux d’une « tapisserie de sons-thèmes ». Macération de roulements à billes, frottements de tambours, souffles fuselés et appeaux en goguette : l’orchestre imaginaire du compositeur dessine-t-il un nouvel arc-en-ciel ou tire-t-il son ultime révérence ? Pourtant, le cœur de Continuo continue à battre plus que jamais lorsque le compositeur en donne la première, les 8 et 9 janvier 2016 à la Cité de la musique.

Autre surprise, et de taille, l’iconique Messe pour le temps présent est de retour en seconde partie grâce à Hervé Robbe, ancien élève de Béjart. Le chorégraphe reprend la danse originale de 1967 — il avait dix ans à l’époque —, puis après un long silence, c’est la seconde création de la soirée : le Grand Remix de Messe pour le temps présent.

Pierre Henry a de nouveau bousculé sa sonothèque ; la transe repart et se prolonge avec de nouveaux remixes. Clonés, les jerks originaux, déjà revus et corrigés par la techno (Métamorphose et Psyché Rock Sessions) puis enrichis une seconde fois par leur auteur (Fantaisie Messe pour le temps présent) se démènent à la scène : « comme des souvenirs floutés, des surgissements d’événements passés », selon Hervé Robbe.

Grand remix ou grand fracas ? Grand tout court, tant la danse se réinvente en permanence, chahutant à la fois les rythmes de la Fantaisie de la Messe et ceux de la Dixième Remix — comme une rave party coefficient 4, dilatée à l’infini.

 

Orchestre électro pop

En 2015, son œuvre lui échappe… mais pour le meilleur ! Thierry Balasse et sa compagnie Inouïe recréent Messe pour le temps présent dans une version pour instruments électroniques, voix et orchestre pop qui combine l’enregistrement discographique avec la bande-son du ballet.

Deux ans plus tard, les « paysages oniriques » de son Dracula sont revisités par un ensemble « classique », Le Balcon et son chef Maxime Pascal, à l’Athénée. En 2002, son Dracula se voulait un « film sonore » sans images, guidé par le souvenir de films d’épouvante, en particulier ceux de Terence Fisher, ainsi que « le Nosferatu de Murnau, subjugué par la splendeur de son noir et blanc et le mystère de ses intertitres ».

L’amplification, pierre angulaire de l’édifice Pierre Henry, étant l’une des spécificités du Balcon, pourquoi ne pas mixer l’original, électroacoustique, avec un orchestre live d’une vingtaine de musiciens ?

À partir de deux conducteurs synchrones fournis par Pierre Henry, Augustin Muller et Othman Louati, Doc Frankenstein de cet orage magnétique, redonnent vie à une créature d’un nouveau genre pour orchestre sonorisé et orchestre de haut-parleurs. Dracula meurt et ressuscite.

 

Fondu au noir sur La note seule, « Une nuit, une vie »

Avant sa disparition le 5 juillet 2017, il avait eu le temps d’achever à l’approche de son quatre-vingt-dixième anniversaire – et bien qu’il ait perdu la vue – avec l’aide de son assistante Bernadette Mangin, plusieurs commandes de la Philharmonie de Paris, de Radio France et du Ministère de la culture.

À Fondu au noir s’ajoutent ainsi les créations des ultimes La note seule (septembre 2016/février 2017), Grand tremblement (mars 2017) et Multiplicité (octobre 2016/avril 2017).

Cette dernière sera créée à l’occasion de la Nuit blanche du 7 octobre 2017 à la Cité de la musique de Paris, rebaptisée pour la circonstance « Hommage à Pierre Henry, Une nuit, une vie » où, de 20h30 à 6h30 du matin se relaient Thierry Balasse, Nicolas Vérin, Jonathan Prager et Adrien Soulier à la diffusion de quinze de ses compositions. Grand Tremblement et La Note seule seront données pour la première fois en public au cours du week-end anniversaire et hommage « Pierre Henry (1927-2017), un pionnier » au Studio 104 de la Maison de la Radio de Paris (8 au 10/12/2017).

 

Démiurge d’une apocalypse joyeuse

Parmi ces hommages posthumes, grâce aux Editions Ona, figurait une nouvelle version de la Dixième symphonie à partir de celle de Bonn (1979), cette fois instrumentale, reprenant l’écheveau de notes découpées et collées à l’époque sur de grands panneaux.

En novembre 2019, sa création rassemble cent cinquante instrumentistes, soixante-dix choristes, un ténor solo et trois chefs d’orchestre disposés en U dans la salle modulable de la Cité de la musique pour un nouveau brassage du son, aussi tumultueux et chaotique que peut l’être le feu beethovénien, aussi exalté que le geste de Pierre Henry – démiurge d’une apocalypse joyeuse qui concasse les thèmes afin que rien ne s’arrête et qu’au contraire tout se perpétue à l’infini.

« Le son seul avec mes pensées et ce que je vais faire de ce son éternellement. C’est à la fois un enfer… et quelque chose d’extraordinaire ».

 

Voir aussi : Pierre Henry vu par Yves BigotAutoportrait - Prix et distinctions