Pierre Henry

Pierre Henry vu par Yves Bigot

 

 

Pierre Henry dans la cour

Pierre Henry dans la cour
© Bernadette Mangin

 

grimaces de pierre Henry photomaton periode Apsome 2

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© Collection personnelle Pierre Henry.

 

 

 

1984 photomaton de Pierre Henry

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© Collection personnelle Pierre Henry.

Peu d’artistes peuvent sérieusement être qualifiés de génie. Pierre Henry en est un.

« Si en 1966, les Beatles avaient collaboré avec Pierre Henry, comme Paul Mc Cartney en avait l’intention, l’histoire de la musique du XXème siècle en eût été révolutionnée », écrivait en 2001 le magazine de référence anglais Mojo. Elle le fut malgré tout, et pas qu’une fois, par cet aventurier du son comme liturgie, prophète de la musique moderne, qui aura inventé, engendré, inspiré, pas moins de trois genres et mouvements artistiques majeurs, tout en atteignant à deux reprises – à trente ans d’intervalle – le statut de star du hit-parade.

Au sortir de la Guerre déjà, le jeune Pierre Henry (né le 9 décembre 1927), élève dix ans durant d’Olivier Messiaen, Félix Passerone et Nadia Boulanger au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, musicien d’orchestre au piano et aux percussions, signe ses premières musiques de films, Voir l’invisible (Jean-Claude Sée), et celle qu’il appliquera plus tard à l’historique L’Homme à la caméra (Dziga Vertov).

En 1949, il rejoint Pierre Schaeffer au sein du studio d’essai de la Radio Télédiffusion Française. Symphonie pour un homme seul (1950), leur manifeste d’ingénieurs-musiciens, fonde la musique concrète, destinée à « déconstruire la musique pour que résonne l’harmonie des sphères ». Maurice Béjart s’en emparera cinq ans plus tard au théâtre  de l’Etoile à Paris, collaboration iconique qui s’étendra sur quinze ballets. D’autres chorégraphes prestigieux lui emboîteront le pas et collaboreront ensuite avec Pierre Henry et sa musique : Georges Balanchine avec le New York City Ballet, Carolyn Carlson à la Scala de Milan, Merce Cunningham, Alwyn Nikolais à l’opéra de Hambourg, Maguy Marin, etc. Les plasticiens feront également appel à ses musiques expérimentales : Yves Klein (Symphonie monoton), Jean Degottex, Georges Mathieu, Nicolas Schöffer (« Spatiodynamisme »), Jacques Villeglé (Un monde lacéré), Thierry Vincens…

Son Voile d’Orphée (1953) œuvre majeure de la musique concrète, figurera dans les bandes sonores des films L’Enfance d’Ivan (Tarkovski, 1962), Altered States (Ken Russell, 1980) et dans la série américaine Ratched (2020). Première œuvre électroacoustique, Haut Voltage marquera l’émancipation de Pierre Henry, figure de proue à la tête du Groupe de Recherche de Musique Concrète, puis de son studio Apsome de la rue Cardinet. Cette avant-garde sonique connaîtra son apogée en 1963 avec ses Variations pour une porte et un soupir. Encore entendue dans la série les Sopranos, cette œuvre constituera une influence majeure du rock progressif anglais des années 1960 et 1970, Pink Floyd en tête, Soft Machine, Gong, John Cale, Brian Eno, et plus tard Radiohead.

Mais c’est avec Le Voyage (1962), première composition psychédélique (qui exprime l’âme), que Pierre Henry va fasciner la génération rock des Sixties et les hippies, friands du Livre des morts tibétain  qu’il illustre : les Beatles (« Tomorrow Never Knows ») et Jimi Hendrix (Are You Experienced ?) à Londres, Frank Zappa et les Mothers of Invention (Freak Out) à Los Angeles, Jefferson Airplane (« Would You Like a Snack ? »), Grateful Dead dont il admirait les longues dissertations instrumentales (« Drums/Space »), Quicksilver Messenger Service (les passages improvisés de leur version de « Who Do You Love ? ») et David Crosby (« I’d Swear There Was Somebody Here ») à San Francisco ; plus tard, Rodolphe Burger à Strasbourg (Cheval/Mouvement) Vangelis (Beaubourg), Quentin Dupieux, alias Mr.Oizo, à Paris comme les Rita Mitsouko à l’usine Pali-Kao : « Je l’écoutais au lycée, en même temps que Jimi Hendrix, expliquait Fred Chichin, lorsque les Rita l’avaient invité à la Cité de la Musique en 1997. Il a ouvert un univers de sons et donné l’envie de musique électro-acoustique. Il a une conception du son très physique, contrairement à beaucoup de compositeurs contemporains, qui nient le plaisir du mouvement, de la matière et des corps. Il est extrêmement moderne avec son côté sound-system – c’est pour ça que l’intelligentsia l’a marginalisé. »  (« Pense à ta carrière » sur Cool frénésie, reprend exactement l’intro de son « Psyché Rock »).

Ce flirt avec le rock se concrétisera inconsciemment par sa Messe de Liverpool (1967) et sur les ondes de Salut les Copains, les barricades de mai-68, chez Castel et dans les discothèques de Saint-Tropez et de la Côte d’azur avec les Jerks électroniques Ypersound de sa Messe pour le temps présent.

Les premiers se vendront à des centaines de milliers d’exemplaires sous leur célèbre pochette argentée, alors que la seconde entrera dans l’histoire au festival d’Avignon grâce au ballet de Béjart, son ami de toujours. L’album Ceremony : An Electrical Mass, enregistré avec l’excellent groupe de blues-rock anglais Spooky Tooth (1969) et composé avec leur organiste Gary Wright, ne sera finalement qu’un épilogue, couronné par un concert de minuit à l’Olympia, le 2 septembre 1970.

Mais là où l’effet Pierre Henry sur l’histoire de rock reste un secret bien gardé des connaisseurs, en revanche, la techno, elle, va le revendiquer comme son maître fondateur. Son tube « Psyché Rock », composé avec Michel Colombier, sera utilisé à toutes les sauces, du film Z de Costa Gavras à celui de Jean Becker avec Vanessa Paradis (Elisa), des américains Mean Girls écrit par Tina Fey, Blow Dry, Happy Campers, Big Trouble avec Zooey Deschanel et Sofia Vergara et l’australien Mr.Accident, au plagiat insensé utilisé pour la série Futurama, de la publicité pour la Mobi carte à celle pour la bourse de New York ou pour Nescafé, Prada, Fiat, Mitsubishi et Coca-Cola, en passant par des centaines d’échantillonnages plus ou moins autorisés. À tel point qu’en 1997, les plus prestigieux DJ’s (William Orbit, Coldcut, St Germain, Dimitri From Paris, etc.) lui rendaient hommage avec Metamorphose, album de remixes de Messe pour le temps présent qui verra « Psyché Rock », relooké par Fat Boy Slim, devenir l’hymne de la culture dance, de Brighton à Ibiza. Sollicité par le groupe américain Violent Femmes, trafiquant avec les Propellerheads, collaborant avec le trompettiste suisse Erik Truffaz, participant au projet L’Amour foot de Libération (1998), se produisant  telle une rock star à l’Olympia, à la Cigale, au Festival de Montreux comme à Riga, à la Roque d’Anthéron, sur la piazza Beaubourg, l’Esplanade de la Défense, à Radio France, au Centre Pompidou, à la Cité de la Musique, à l’église Saint-Eustache, au Carreau du Temple, à Bethnal Green, expédiant sa musique au Japon comme en Australie, Pierre Henry continuait encore, dans sa neuvième décennie, à faire l’événement, que ce soit avec ses très populaires Concerts chez lui (1996, 2002, 2005, 2008, 2009, 2010) qui faisaient courir le tout-Paris, son intégrale en quatre coffrets (Mix 01, 02, 03 et 04), son intronisation au Panthéon des Victoires de la Musique (1998), le Qwartz électronique d’honneur (2005) et le Prix du Président de la République de l’Académie Charles Cros (2005). Tout en continuant d’interpréter ses incessantes nouvelles créations parmi lesquelles on citera notamment Intérieur/Extérieur, Histoire naturelle, Une tour de Babel, l’ambitieux et espiègle La Dixième Symphonie de Beethoven remix, Les Sept péchés capitaux, Tam-tam du merveilleuxDracula, Analogy et Dieu, récité d’après Victor Hugo par Jean-Paul Farré.

Jusqu’à son décès, le 5 juillet 2017, il a continué à composer, notamment quatre œuvres (Multiplicité, La Note seule, Grand tremblement et Fondu au noir), commandées par la Philharmonie de Paris, Radio France et le Ministère de la Culture, pour célébrer ses quatre-vingt-dix ans. Sa musique continue d’être jouée partout depuis, la Philharmonie a reconstitué son légendaire studio Son-Ré de la rue de Toul au Musée de la Musique, et la totalité de son œuvre est conservée au département Son, vidéo, multimédia, de la Bibliothèque Nationale de France.

Jean-Michel Jarre, qui l’admirait et espérait collaborer avec lui pour Electronica (2015), lui consacre en 2022 Oxymore : Homage To Pierre Henry, album composé à l’aide de sons originaux de Pierre (y compris sa voix parlée) offerts par Isabelle Warnier-Henry. Martin Gore, leader de Depeche Mode (« Brutalism Take 2 ») et Brian Eno (« Epica ») en ont réalisé différents remixes.

Peintre exposé au Musée d’Art Moderne de Paris en 2013 et 2014, plasticien, sculpteur, cuisinier, provocateur, reclus, bougon, maniaque, épicurien et mystique à la fois, Pierre Henry fut aussi et surtout un compositeur révolutionnaire. Il avait réussi à intéresser le grand public à l’avant-garde par la grâce de la modernité que la jeunesse trouvait dans sa musique. N’est-ce pas là le rêve de tout artiste et éventuellement, son génie, celui de l’immortalité ?

Voir aussi : Eléments de biographie par Franck MalletAutoportrait - Prix et distinctions